Citation de l'article : A. Taïbi, « Du pouvoir répressif des autorités administratives indépendantes de régulation économique », Doc Publication, Les Editions de l’Immatériel, 2017, pp. 128-138.
Résumé :
Contrairement à ce que peut suggérer le mythe de la déréglementation et du retrait de l’État de la sphère économique, ce dernier est toujours présent, mais sous de nouvelles formes. L’Etat n’a, en effet, rien abandonné de ses prérogatives et de ses pouvoirs en matière répressive, qui se sont enrichis au fil du temps. Cette tendance s’observe en particulier au travers de la création des Autorités administratives indépendantes de régulation économique, où l’on a clairement fait sortir le pouvoir de sanction administratif de ses limites et de son « exceptionnalité », au point de le banaliser. Pour les partisans de la régulation, sanctionner c’est encore réguler.
Contrairement à ce que peut suggérer le mythe de la déréglementation et du retrait de l’État de la sphère économique, ce dernier est toujours présent, mais sous de nouvelles formes. L’Etat n’a, en effet, rien abandonné de ses prérogatives et de ses pouvoirs en matière répressive, qui se sont enrichis au fil du temps. Cette tendance s’observe en particulier au travers de la création des Autorités administratives indépendantes de régulation économique, où l’on a clairement fait sortir le pouvoir de sanction administratif de ses limites et de son « exceptionnalité », au point de le banaliser. Pour les partisans de la régulation, sanctionner c’est encore réguler.
Abstract :
Contrary to what can suggest the myth of the deregulation and the retreat of the state of the economic sphere, the state is always present, but under new forms. Indeed, the state abandoned none of its privileges and its powers in repressive domain, which simply take new forms. For instance, his trend can be seen of in the creation of the Quasi autonomous non-governmental organizations of economic regulation, for which the administrative power of penalty is clearly no longer an exception. For those who believe in regulation, to sanction it’s still to regulate.
Contrary to what can suggest the myth of the deregulation and the retreat of the state of the economic sphere, the state is always present, but under new forms. Indeed, the state abandoned none of its privileges and its powers in repressive domain, which simply take new forms. For instance, his trend can be seen of in the creation of the Quasi autonomous non-governmental organizations of economic regulation, for which the administrative power of penalty is clearly no longer an exception. For those who believe in regulation, to sanction it’s still to regulate.
Article :
L’avènement des Autorités administratives indépendantes de régulation économique (ci-après, AAIRE) a grandement contribué à la consécration d’un ordre répressif administratif aux côtés de l’ordre pénal, de même qu’il a contribué au renouvellement de la notion de sanction administrative. En tant que juristes, le pouvoir répressif des AAIRE nous interpelle à plus d’un titre, car il illustre parfaitement l’exorbitance du droit administratif et des pouvoirs de l’administration en matière économique. Si, pour les partisans de la régulation, sanctionner c’est encore réguler, il n’en demeure pas moins que ce pouvoir, qui sonne comme un retour du système de l’administration-juge, manquant de bases juridiques solides, altère les concepts du droit processuel et porte souvent atteinte aux droits fondamentaux du procès. C’est d’ailleurs ce qui explique la réorganisation interne de ces autorités, en distinguant les organes/fonctions de poursuites et d’instruction des organes/fonctions de jugement, et en soumettant l’exercice de ce pouvoir aux principes et règles régissant le droit pénal. Or, le phénomène de processualisation, qui accroît les garanties des administrés, est de nature à entamer l’efficacité tant recherchée à la création de ce type de régulateurs.
I- Les fondements du pouvoir répressif des AAIRE
Pour des raisons tant techniques que juridiques, l’État a préféré confier la mission de régulation économique à des organismes qui, tout en étant administratifs, sont déclarés indépendants. Ce qui nous interpelle dans ces nouvelles autorités, en sus de leur indépendance, c’est le cumul de pouvoirs dont elles bénéficient. En complément d’un pouvoir réglementaire, elles sont en effet dotées d’un véritable pouvoir répressif[i], hérité pour certaines du juge pénal suite à la dépénalisation. Certes, tant au niveau central que local, l’administration traditionnelle elle-même avait et bénéficie toujours d’un tel pouvoir. Toutefois, ce dernier a été accepté seulement parce qu’il était exceptionnel et limité[ii].
La notion d’AAIRE nous interpelle en tant que juristes, dans la mesure où aucun des arguments avancés par les pouvoirs publics, ni même par le juge du contrôle pour justifier ce pouvoir, n’est totalement convaincant. Qu’il s’agisse des limites des pouvoirs traditionnels ou des besoins de la régulation, tous ces problèmes peuvent trouver une solution ailleurs que dans la création de cette nouvelle catégorie juridique d’autorités administratives qui a bouleversé l’architecture juridico-institutionnelle de l’État[iii].
Il aurait en effet été préférable d’opter pour d’autres solutions que de recourir, non seulement à des autorités qui s’apparentent à des « États » dans l’État, mais encore, à une répression qui a été, de tout temps, décriée pour le flou qu’elle entretient. Outre le fait qu’elles soient considérées comme un privilège de l’administration, qui pourrait être tenté d’en abuser, les sanctions administratives constituent une notion peu stable et équivoque. La « dangerosité » de ce pouvoir est accentuée par son cumul avec le pouvoir réglementaire et la mission consultative dont bénéficient ces autorités. Ainsi, se trouvent-elles chargées d’édicter des règles, de les exécuter et d’en sanctionner les violations.
Le pouvoir répressif des AAIRE a clairement été reconnu par le juge constitutionnel.[iv] L’intervention de ce dernier fait suite aux critiques assez sévères, envers ce pouvoir, tant de juristes de loi que de la classe politique. Faut-il le reconnaître, la méfiance de la doctrine est toute légitime et fondée, car les AAIRE dotées d’un pouvoir répressif nous rappellent, à un degré près, le système de l’administration-juge qui a constitué une page sombre de l’histoire française[v].
Certes, ces nouvelles autorités administratives de régulation sont dites indépendantes, ce qui devrait les éloigner de ce système. Cependant cette indépendance, avant tout « décrétée » et « proclamée », s’avère en réalité relative. C’est pourquoi il serait sans doute préférable de parler d’autonomie que d’une véritable indépendance.
Plus encore, suivant certaines interprétations, on serait même face à une violation du principe de la séparation des pouvoirs. Une violation portée à deux degrés : non seulement il y a empiétement sur la compétence du juge judiciaire, mais, plus grave encore, certaines de ces autorités administratives cumulent leur pouvoir répressif avec un pouvoir réglementaire. L’on a aussi relevé qu’en usant de leur pouvoir répressif, ces nouvelles autorités de régulation exercent bel et bien une fonction juridictionnelle, en particulier celles qui héritèrent de ce pouvoir du juge pénal, suite à sa dépénalisation. En sus de cette fonction, ces organismes de régulation sont également organisés et fonctionnent comme de véritables juridictions. Malgré cette réalité on persiste à leur dénier cette qualité, alors même qu’elle a été reconnue à d’autres organismes pourtant loin en apparence de pouvoir être confondus avec des juridictions, à l’image des différents ordres professionnels.
Les pouvoirs publics auraient pu faire face aux besoins de la régulation en améliorant, par exemple, le service de la justice notamment par le renforcement et l’adaptation de la mission répressive des juridictions. La sanction, qu’elle soit pénale ou administrative, ne doit-elle pas son efficacité en grande partie à la volonté et aux moyens mis en place pour son exécution ? Au lieu de cela, les pouvoirs publics ont préféré, pour des raisons pratiques voire politiques, outrepasser le droit et créer des autorités sui generis.
En validant en encourageant ce mode répressif, l’on assiste à une véritable distorsion dans l’organisation étatique de la répression, du fait de la consécration d’un ordre répressif administratif identique à l’ordre répressif pénal, tant d’un point de vue matériel que formel. Par ailleurs, en empiétant sur la compétence du juge, principal protecteur des libertés et droits des citoyens, on porte incontestablement le discrédit sur l’institution judiciaire et sur le rôle qui lui revient dans la société.
Cela dit, malgré l’engouement suscité par les AAIRE et la volonté de dépénaliser la vie des affaires, il serait excessif de parler de l’effacement du droit pénal en matière économique. Au contraire, le droit pénal reste plus qu’indispensable dans la régulation économique et le juge pénal est, pour le moment, le maître répressif en la matière.
II- La mise en œuvre du pouvoir répressif des AAIRE
Il ressort de l’étude et de l’analyse des textes régissant les AAIRE, que ces autorités sont dotées de pouvoirs exorbitants et plus larges que ceux détenus par le juge judiciaire, comme l’attestent leurs pouvoirs en matière d’enquêtes coercitives. Compte tenu de l’importance de tels pouvoirs, ces autorités jouent même le rôle d’une police judiciaire sectorielle : en sus des enquêtes qu’elles mènent pour les besoins de la régulation, elles sont notamment directement habilitées pour rechercher et constater des infractions pénales.
Ensuite, contrairement à la conception traditionnelle de la répression administrative qui limite ce pouvoir aux personnes liées aux autorités administratives et à des faits bien précis et plus techniques, l’étendue du pouvoir répressif des AAIRE est immense. Cela se vérifie, d’une part, concernant les sujets soumis à ce pouvoir, puisqu’en plus des personnes passibles de sanctions conséquemment au lien préalable qui les lie à ces autorités, d’autres le sont par la seule volonté de la loi. D’autre part, l’immensité de son étendue est aussi confirmée par la nature des comportements incriminés, étant donné qu’en plus de ceux qui sont bien déterminés, le législateur utilise des expressions de portée générale sans préciser les faits visés. Enfin, ce constat est conforté par le pouvoir de ces autorités tant par rapport au choix des sanctions qu’elles infligent que du mode de leur fixation.
Il convient également de faire remarquer qu’au nom de l’efficacité pratique et des spécificités de la sphère économique, l’aspect transactionnel domine le pouvoir répressif des AAIRE, déjà précédé d’un large pouvoir de commandement. Or, en procédant de la sorte, le législateur porte un sérieux coup à la sécurité juridique et au principe d’égalité devant la loi. En effet, conscientes que la sanction prévue n’est prononcée qu’après une mise en demeure et/ou une injonction, donc seulement en cas de récidive, les personnes soumises au contrôle de ces autorités pourraient être tentées de commettre des manquements qui pourraient leur rapporter plus que le montant de la sanction prévue. La contractualisation de la sanction contribue également à la mise en place d’une justice à deux vitesses, l’une ''secrète'' et rapide pour les plus aisés, l’autre plus sévère, longue et complexe pour les simples citoyens. Une telle procédure nous paraît particulièrement choquante, car il est inconcevable qu’une autorité publique négocie avec l’auteur d’une infraction qui de surcroît, compte tenu de son statut et des moyens dont il dispose, est donc plus averti des conséquences de ses faits et gestes.
Étant donné la nature des AAIRE et l’importance de leur pouvoir répressif, l’encadrement et le contrôle de l’exercice de ce pouvoir sont plus qu’indispensables. À ce sujet, les textes régissant ces autorités nous révèlent que l’encadrement juridique est loin d’être satisfaisant. En effet, les principes généraux et autres règles qui consacrent les différentes garanties de fond et de procédure, applicables en droit pénal, sont modérément appliqués en la matière[vi]. Arguant des caractéristiques de la sphère économique et des besoins spécifiques de la régulation économique, l’application de certains principes et règles garantissant les droits des ''justiciables'' s’en trouve être tout simplement assouplie.
Ce qui est frappant également dans la procédure contentieuse des AAIRE est sa disparité. Tout en adoptant certaines règles de droit commun, le législateur a prévu d’autres règles spécifiques à ce contentieux, différant d’une autorité à une autre, ce qui rend leur maîtrise difficile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nombreuses voix se sont prononcées pour l’adoption d’un code de procédure commun au contentieux de ces autorités.
La timidité de l’encadrement juridique dont fait l’objet le pouvoir répressif est atténuée par un contrôle juridictionnel rigoureux. Les personnes sanctionnées par les AAIRE peuvent en effet intenter un recours juridictionnel, qui de plus est de plein contentieux, ce qui permet au juge de contrôle, non seulement d’annuler la décision administrative répressive jugée illégale, mais aussi de la réformer en lui substituant une autre qu’il estime plus adéquate. Ce qui contraste avec le reproche tenant aux limites techniques du juge, avancé pour justifier l’octroi de ce pouvoir aux AAIRE.
Même si le contrôle juridictionnel a pallié un tant soit peu le déficit de l’encadrement juridique, il n’en reste pas moins qu’il est rendu complexe du fait de son éclatement et de la disparité de sa procédure. Il est, en effet, inconcevable que des autorités ayant la même nature juridique et poursuivant le même objectif – la régulation économique – soient soumises à des règles différentes. Pis, on rencontre cette disparité au sein même d’une seule autorité, et on pense en particulier au contentieux de l’AMF dont le contrôle juridictionnel et la procédure diffèrent selon qu’il concerne un professionnel ou un non-professionnel.
Conclusion :
Il est tout à fait légitime et logique de nourrir des doutes sur les avantages recherchés par la reconnaissance d’un pouvoir répressif aux AAIRE, dans la mesure où l’un des arguments avancés pour justifier ce pouvoir est la souplesse de la procédure répressive administrative affranchie de quelques principes et règles qui alourdissent la sanction pénale. Or, en pénalisant le pouvoir de sanction de ces autorités, l’efficacité pratique, tant louée et recherchée, se trouvant être compromise. Par ailleurs, cette pénalisation nous emmène droit à la juridictionnalisation de ces autorités devenues des juridictions de fait, même si le législateur et le juge refusent de les qualifier ainsi.
Compte tenu de l’évolution structurale et fonctionnelle des AAIRE, il est légitime de demander s’il n’y a pas lieu de procéder à une « dépénalisation à l’envers », c’est-à-dire la « désadministrativation » des sanctions. En effet, dans la mesure où le renforcement des garanties est arrivé au point où la procédure répressive de ces autorités de régulation ressemble à celle en vigueur devant le juge, il serait plus intéressant de décharger ces autorités de leur pouvoir répressif « illégitime ».
Ainsi, tout en continuant à bénéficier de tous les autres pouvoirs et prérogatives, ces autorités de régulation gagneraient à se ''débarrasser'' de leur pouvoir répressif. Étant donné leur composition et leurs modes de fonctionnement et d’organisation, personne ne peut nier le rôle qu’elles jouent dans la régulation économique, en particulier dans le cadre de leur pouvoir réglementaire, d’avis, de propositions, de contrôle et de règlement des différends. Dans cette nouvelle configuration, le rôle des AAIRE, en matière de sanction, devrait s’arrêter au stade des poursuites. Elles seront une sorte de « Parquet spécialisé » en matière économique.
Enfin, cette solution permettrait également de faire face au problème de cumul des sanctions, d’autant plus que les deux répressions administrative et pénale visent à réprimer une la violation d’une norme juridique législative ou réglementaire et protéger les mêmes intérêts sociaux.
[i] J. QUASTANA, « La sanction administrative est-elle encore une décision de l’administration ? », AJDA 2001, n° spécial, p.141 ; Y. DESDEVISES, « L’ordre répressif administratif », D. 1993, chron., p. 159. 337 ; J.-M. AUBY, « Les sanctions administratives en matière de circulation automobile », D. 1952, chron., p. 111.
[ii] M. DELMAS-MARTY et C. TEITGEN-COLLY, Punir sans juger ? ? De la répression administrative au droit pénal administratif, Paris, Economica, 1992 ; M. POCHARD, « Autorités administratives indépendantes et pouvoir de sanction », AJDA 2001, n° spécial, pp. 108 et s. ; J.-H. ROBERT, « L’alternative entre les sanctions pénales et les sanctions administratives », AJDA 2001, n° spécial, pp. 90 et s. ; « Unions et désunions des sanctions du droit pénal et de celles du droit administratif », AJDA 1995, n° spécial, pp. 76 et s. ; H.-G. HUBRECHT, « La notion de sanction administrative », LAP, n° 8 du 17 janv. 1990, pp. 6 et s. ; P. DELVOLÉ, « Le pouvoir de sanction et le contrôle du juge », LPA, n° 185, 17 sept. 2001, p. 18 ; C. TEITGEN-COLLY, « Sanctions administratives et autorités administratives indépendantes », LPA, n° 8, 17 janv. 1990, p.25 ; C.-S. DOLICOSTOPOULOS, L’encadrement processuel des autorités de marché en droit français et communautaire, contentieux de la concurrence et de la bourse, Paris, LGDJ, 2002 ; J.-L. DE CORAIL, « Administration et sanction. Réflexion sur le fondement du pouvoir administratif de répression », Mélanges R. CHAPUS, Paris, Montchrestien, 1992, p. 103 ; M. DEGOFFE, Droit de la sanction non pénale, Paris, Economica, 2000 ; G. DELLIS, Droit pénal et droit administratif, l’influence des principes du droit pénal sur le droit administratif répressif, Paris, LGDJ, 1997.
[iii] Cf. A. TAIBI, « La justification du pouvoir de sanction des AAI de régulation est-elle toujours pertinente ? », Revue internationale de droit pénal, n° 3/4, 2013, pp. 463-480.
[iv] Cons. const., n° 88-248 DC du 17 janv. 1989, loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 sept. 1986 relative à la liberté de communication, Rec. Cons. const. 1989, p. 18, JORF du 18 janv. 1989, p. 754 ; Cons. const., n° 89-260 DC du 28 juill. 1989, loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, Rec. Cons. const. 1989, p. 71, JORF du 1er août 1989, p. 9676.
[v] C. TEITGEN-COLLY, « Sanctions administratives et autorités administratives indépendantes », art. cit., p. 27.
[vi] A. SAILLARD, L’appropriation des règles pénales par le juge administratif répressif, Thèse, Université d’Orléans, 2000, p. 160 ; B. GENEVOIS, « Le Conseil constitutionnel et la définition des pouvoirs du conseil supérieur de l’audiovisuel », comm. sur Cons. const., n° 88-248 DC, RFDA 1989, p. 227 ; M. DELAMS-MARTY et C. TEITGEN-COLLY, Punir sans juger ? op. cit., p. 67 ; J. MOURGEON, op. cit., p. 115 ; A. VARINARD et E. JOLY-SIBUET, « Les problèmes juridiques et pratiques posés par la différence entre droit pénal et droit administratif », RID pén. 1989, p. 189.
L’avènement des Autorités administratives indépendantes de régulation économique (ci-après, AAIRE) a grandement contribué à la consécration d’un ordre répressif administratif aux côtés de l’ordre pénal, de même qu’il a contribué au renouvellement de la notion de sanction administrative. En tant que juristes, le pouvoir répressif des AAIRE nous interpelle à plus d’un titre, car il illustre parfaitement l’exorbitance du droit administratif et des pouvoirs de l’administration en matière économique. Si, pour les partisans de la régulation, sanctionner c’est encore réguler, il n’en demeure pas moins que ce pouvoir, qui sonne comme un retour du système de l’administration-juge, manquant de bases juridiques solides, altère les concepts du droit processuel et porte souvent atteinte aux droits fondamentaux du procès. C’est d’ailleurs ce qui explique la réorganisation interne de ces autorités, en distinguant les organes/fonctions de poursuites et d’instruction des organes/fonctions de jugement, et en soumettant l’exercice de ce pouvoir aux principes et règles régissant le droit pénal. Or, le phénomène de processualisation, qui accroît les garanties des administrés, est de nature à entamer l’efficacité tant recherchée à la création de ce type de régulateurs.
I- Les fondements du pouvoir répressif des AAIRE
Pour des raisons tant techniques que juridiques, l’État a préféré confier la mission de régulation économique à des organismes qui, tout en étant administratifs, sont déclarés indépendants. Ce qui nous interpelle dans ces nouvelles autorités, en sus de leur indépendance, c’est le cumul de pouvoirs dont elles bénéficient. En complément d’un pouvoir réglementaire, elles sont en effet dotées d’un véritable pouvoir répressif[i], hérité pour certaines du juge pénal suite à la dépénalisation. Certes, tant au niveau central que local, l’administration traditionnelle elle-même avait et bénéficie toujours d’un tel pouvoir. Toutefois, ce dernier a été accepté seulement parce qu’il était exceptionnel et limité[ii].
La notion d’AAIRE nous interpelle en tant que juristes, dans la mesure où aucun des arguments avancés par les pouvoirs publics, ni même par le juge du contrôle pour justifier ce pouvoir, n’est totalement convaincant. Qu’il s’agisse des limites des pouvoirs traditionnels ou des besoins de la régulation, tous ces problèmes peuvent trouver une solution ailleurs que dans la création de cette nouvelle catégorie juridique d’autorités administratives qui a bouleversé l’architecture juridico-institutionnelle de l’État[iii].
Il aurait en effet été préférable d’opter pour d’autres solutions que de recourir, non seulement à des autorités qui s’apparentent à des « États » dans l’État, mais encore, à une répression qui a été, de tout temps, décriée pour le flou qu’elle entretient. Outre le fait qu’elles soient considérées comme un privilège de l’administration, qui pourrait être tenté d’en abuser, les sanctions administratives constituent une notion peu stable et équivoque. La « dangerosité » de ce pouvoir est accentuée par son cumul avec le pouvoir réglementaire et la mission consultative dont bénéficient ces autorités. Ainsi, se trouvent-elles chargées d’édicter des règles, de les exécuter et d’en sanctionner les violations.
Le pouvoir répressif des AAIRE a clairement été reconnu par le juge constitutionnel.[iv] L’intervention de ce dernier fait suite aux critiques assez sévères, envers ce pouvoir, tant de juristes de loi que de la classe politique. Faut-il le reconnaître, la méfiance de la doctrine est toute légitime et fondée, car les AAIRE dotées d’un pouvoir répressif nous rappellent, à un degré près, le système de l’administration-juge qui a constitué une page sombre de l’histoire française[v].
Certes, ces nouvelles autorités administratives de régulation sont dites indépendantes, ce qui devrait les éloigner de ce système. Cependant cette indépendance, avant tout « décrétée » et « proclamée », s’avère en réalité relative. C’est pourquoi il serait sans doute préférable de parler d’autonomie que d’une véritable indépendance.
Plus encore, suivant certaines interprétations, on serait même face à une violation du principe de la séparation des pouvoirs. Une violation portée à deux degrés : non seulement il y a empiétement sur la compétence du juge judiciaire, mais, plus grave encore, certaines de ces autorités administratives cumulent leur pouvoir répressif avec un pouvoir réglementaire. L’on a aussi relevé qu’en usant de leur pouvoir répressif, ces nouvelles autorités de régulation exercent bel et bien une fonction juridictionnelle, en particulier celles qui héritèrent de ce pouvoir du juge pénal, suite à sa dépénalisation. En sus de cette fonction, ces organismes de régulation sont également organisés et fonctionnent comme de véritables juridictions. Malgré cette réalité on persiste à leur dénier cette qualité, alors même qu’elle a été reconnue à d’autres organismes pourtant loin en apparence de pouvoir être confondus avec des juridictions, à l’image des différents ordres professionnels.
Les pouvoirs publics auraient pu faire face aux besoins de la régulation en améliorant, par exemple, le service de la justice notamment par le renforcement et l’adaptation de la mission répressive des juridictions. La sanction, qu’elle soit pénale ou administrative, ne doit-elle pas son efficacité en grande partie à la volonté et aux moyens mis en place pour son exécution ? Au lieu de cela, les pouvoirs publics ont préféré, pour des raisons pratiques voire politiques, outrepasser le droit et créer des autorités sui generis.
En validant en encourageant ce mode répressif, l’on assiste à une véritable distorsion dans l’organisation étatique de la répression, du fait de la consécration d’un ordre répressif administratif identique à l’ordre répressif pénal, tant d’un point de vue matériel que formel. Par ailleurs, en empiétant sur la compétence du juge, principal protecteur des libertés et droits des citoyens, on porte incontestablement le discrédit sur l’institution judiciaire et sur le rôle qui lui revient dans la société.
Cela dit, malgré l’engouement suscité par les AAIRE et la volonté de dépénaliser la vie des affaires, il serait excessif de parler de l’effacement du droit pénal en matière économique. Au contraire, le droit pénal reste plus qu’indispensable dans la régulation économique et le juge pénal est, pour le moment, le maître répressif en la matière.
II- La mise en œuvre du pouvoir répressif des AAIRE
Il ressort de l’étude et de l’analyse des textes régissant les AAIRE, que ces autorités sont dotées de pouvoirs exorbitants et plus larges que ceux détenus par le juge judiciaire, comme l’attestent leurs pouvoirs en matière d’enquêtes coercitives. Compte tenu de l’importance de tels pouvoirs, ces autorités jouent même le rôle d’une police judiciaire sectorielle : en sus des enquêtes qu’elles mènent pour les besoins de la régulation, elles sont notamment directement habilitées pour rechercher et constater des infractions pénales.
Ensuite, contrairement à la conception traditionnelle de la répression administrative qui limite ce pouvoir aux personnes liées aux autorités administratives et à des faits bien précis et plus techniques, l’étendue du pouvoir répressif des AAIRE est immense. Cela se vérifie, d’une part, concernant les sujets soumis à ce pouvoir, puisqu’en plus des personnes passibles de sanctions conséquemment au lien préalable qui les lie à ces autorités, d’autres le sont par la seule volonté de la loi. D’autre part, l’immensité de son étendue est aussi confirmée par la nature des comportements incriminés, étant donné qu’en plus de ceux qui sont bien déterminés, le législateur utilise des expressions de portée générale sans préciser les faits visés. Enfin, ce constat est conforté par le pouvoir de ces autorités tant par rapport au choix des sanctions qu’elles infligent que du mode de leur fixation.
Il convient également de faire remarquer qu’au nom de l’efficacité pratique et des spécificités de la sphère économique, l’aspect transactionnel domine le pouvoir répressif des AAIRE, déjà précédé d’un large pouvoir de commandement. Or, en procédant de la sorte, le législateur porte un sérieux coup à la sécurité juridique et au principe d’égalité devant la loi. En effet, conscientes que la sanction prévue n’est prononcée qu’après une mise en demeure et/ou une injonction, donc seulement en cas de récidive, les personnes soumises au contrôle de ces autorités pourraient être tentées de commettre des manquements qui pourraient leur rapporter plus que le montant de la sanction prévue. La contractualisation de la sanction contribue également à la mise en place d’une justice à deux vitesses, l’une ''secrète'' et rapide pour les plus aisés, l’autre plus sévère, longue et complexe pour les simples citoyens. Une telle procédure nous paraît particulièrement choquante, car il est inconcevable qu’une autorité publique négocie avec l’auteur d’une infraction qui de surcroît, compte tenu de son statut et des moyens dont il dispose, est donc plus averti des conséquences de ses faits et gestes.
Étant donné la nature des AAIRE et l’importance de leur pouvoir répressif, l’encadrement et le contrôle de l’exercice de ce pouvoir sont plus qu’indispensables. À ce sujet, les textes régissant ces autorités nous révèlent que l’encadrement juridique est loin d’être satisfaisant. En effet, les principes généraux et autres règles qui consacrent les différentes garanties de fond et de procédure, applicables en droit pénal, sont modérément appliqués en la matière[vi]. Arguant des caractéristiques de la sphère économique et des besoins spécifiques de la régulation économique, l’application de certains principes et règles garantissant les droits des ''justiciables'' s’en trouve être tout simplement assouplie.
Ce qui est frappant également dans la procédure contentieuse des AAIRE est sa disparité. Tout en adoptant certaines règles de droit commun, le législateur a prévu d’autres règles spécifiques à ce contentieux, différant d’une autorité à une autre, ce qui rend leur maîtrise difficile. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nombreuses voix se sont prononcées pour l’adoption d’un code de procédure commun au contentieux de ces autorités.
La timidité de l’encadrement juridique dont fait l’objet le pouvoir répressif est atténuée par un contrôle juridictionnel rigoureux. Les personnes sanctionnées par les AAIRE peuvent en effet intenter un recours juridictionnel, qui de plus est de plein contentieux, ce qui permet au juge de contrôle, non seulement d’annuler la décision administrative répressive jugée illégale, mais aussi de la réformer en lui substituant une autre qu’il estime plus adéquate. Ce qui contraste avec le reproche tenant aux limites techniques du juge, avancé pour justifier l’octroi de ce pouvoir aux AAIRE.
Même si le contrôle juridictionnel a pallié un tant soit peu le déficit de l’encadrement juridique, il n’en reste pas moins qu’il est rendu complexe du fait de son éclatement et de la disparité de sa procédure. Il est, en effet, inconcevable que des autorités ayant la même nature juridique et poursuivant le même objectif – la régulation économique – soient soumises à des règles différentes. Pis, on rencontre cette disparité au sein même d’une seule autorité, et on pense en particulier au contentieux de l’AMF dont le contrôle juridictionnel et la procédure diffèrent selon qu’il concerne un professionnel ou un non-professionnel.
Conclusion :
Il est tout à fait légitime et logique de nourrir des doutes sur les avantages recherchés par la reconnaissance d’un pouvoir répressif aux AAIRE, dans la mesure où l’un des arguments avancés pour justifier ce pouvoir est la souplesse de la procédure répressive administrative affranchie de quelques principes et règles qui alourdissent la sanction pénale. Or, en pénalisant le pouvoir de sanction de ces autorités, l’efficacité pratique, tant louée et recherchée, se trouvant être compromise. Par ailleurs, cette pénalisation nous emmène droit à la juridictionnalisation de ces autorités devenues des juridictions de fait, même si le législateur et le juge refusent de les qualifier ainsi.
Compte tenu de l’évolution structurale et fonctionnelle des AAIRE, il est légitime de demander s’il n’y a pas lieu de procéder à une « dépénalisation à l’envers », c’est-à-dire la « désadministrativation » des sanctions. En effet, dans la mesure où le renforcement des garanties est arrivé au point où la procédure répressive de ces autorités de régulation ressemble à celle en vigueur devant le juge, il serait plus intéressant de décharger ces autorités de leur pouvoir répressif « illégitime ».
Ainsi, tout en continuant à bénéficier de tous les autres pouvoirs et prérogatives, ces autorités de régulation gagneraient à se ''débarrasser'' de leur pouvoir répressif. Étant donné leur composition et leurs modes de fonctionnement et d’organisation, personne ne peut nier le rôle qu’elles jouent dans la régulation économique, en particulier dans le cadre de leur pouvoir réglementaire, d’avis, de propositions, de contrôle et de règlement des différends. Dans cette nouvelle configuration, le rôle des AAIRE, en matière de sanction, devrait s’arrêter au stade des poursuites. Elles seront une sorte de « Parquet spécialisé » en matière économique.
Enfin, cette solution permettrait également de faire face au problème de cumul des sanctions, d’autant plus que les deux répressions administrative et pénale visent à réprimer une la violation d’une norme juridique législative ou réglementaire et protéger les mêmes intérêts sociaux.
[i] J. QUASTANA, « La sanction administrative est-elle encore une décision de l’administration ? », AJDA 2001, n° spécial, p.141 ; Y. DESDEVISES, « L’ordre répressif administratif », D. 1993, chron., p. 159. 337 ; J.-M. AUBY, « Les sanctions administratives en matière de circulation automobile », D. 1952, chron., p. 111.
[ii] M. DELMAS-MARTY et C. TEITGEN-COLLY, Punir sans juger ? ? De la répression administrative au droit pénal administratif, Paris, Economica, 1992 ; M. POCHARD, « Autorités administratives indépendantes et pouvoir de sanction », AJDA 2001, n° spécial, pp. 108 et s. ; J.-H. ROBERT, « L’alternative entre les sanctions pénales et les sanctions administratives », AJDA 2001, n° spécial, pp. 90 et s. ; « Unions et désunions des sanctions du droit pénal et de celles du droit administratif », AJDA 1995, n° spécial, pp. 76 et s. ; H.-G. HUBRECHT, « La notion de sanction administrative », LAP, n° 8 du 17 janv. 1990, pp. 6 et s. ; P. DELVOLÉ, « Le pouvoir de sanction et le contrôle du juge », LPA, n° 185, 17 sept. 2001, p. 18 ; C. TEITGEN-COLLY, « Sanctions administratives et autorités administratives indépendantes », LPA, n° 8, 17 janv. 1990, p.25 ; C.-S. DOLICOSTOPOULOS, L’encadrement processuel des autorités de marché en droit français et communautaire, contentieux de la concurrence et de la bourse, Paris, LGDJ, 2002 ; J.-L. DE CORAIL, « Administration et sanction. Réflexion sur le fondement du pouvoir administratif de répression », Mélanges R. CHAPUS, Paris, Montchrestien, 1992, p. 103 ; M. DEGOFFE, Droit de la sanction non pénale, Paris, Economica, 2000 ; G. DELLIS, Droit pénal et droit administratif, l’influence des principes du droit pénal sur le droit administratif répressif, Paris, LGDJ, 1997.
[iii] Cf. A. TAIBI, « La justification du pouvoir de sanction des AAI de régulation est-elle toujours pertinente ? », Revue internationale de droit pénal, n° 3/4, 2013, pp. 463-480.
[iv] Cons. const., n° 88-248 DC du 17 janv. 1989, loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 sept. 1986 relative à la liberté de communication, Rec. Cons. const. 1989, p. 18, JORF du 18 janv. 1989, p. 754 ; Cons. const., n° 89-260 DC du 28 juill. 1989, loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, Rec. Cons. const. 1989, p. 71, JORF du 1er août 1989, p. 9676.
[v] C. TEITGEN-COLLY, « Sanctions administratives et autorités administratives indépendantes », art. cit., p. 27.
[vi] A. SAILLARD, L’appropriation des règles pénales par le juge administratif répressif, Thèse, Université d’Orléans, 2000, p. 160 ; B. GENEVOIS, « Le Conseil constitutionnel et la définition des pouvoirs du conseil supérieur de l’audiovisuel », comm. sur Cons. const., n° 88-248 DC, RFDA 1989, p. 227 ; M. DELAMS-MARTY et C. TEITGEN-COLLY, Punir sans juger ? op. cit., p. 67 ; J. MOURGEON, op. cit., p. 115 ; A. VARINARD et E. JOLY-SIBUET, « Les problèmes juridiques et pratiques posés par la différence entre droit pénal et droit administratif », RID pén. 1989, p. 189.

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